Par Elaine Champagne – 1er décembre 2024
Dans cet article, Elaine Champagne explore le rôle crucial des intervenants en soins spirituels dans les milieux hospitaliers. À travers une approche concrète et ancrée dans la pratique clinique, elle montre comment ces professionnels soutiennent la médecine en favorisant une prise en charge holistique des patients, en particulier dans les moments de crise ou de détresse spirituelle.
Si vous avez déjà vécu une hospitalisation après une situation traumatique, que votre vie s’est retrouvée complètement chamboulée après un diagnostic grave ou si vous avez accompagné un proche en fin de vie, vous avez peut-être déjà rencontré un intervenant en soins spirituels. Ces professionnels de la santé sont spécialistes du « spiritual care », ou de l’accompagnement spirituel, si vous préférez. Qu’est-ce que cela signifie au juste ?
Les institutions publiques s’adressent à l’ensemble de la population qu’elles desservent, peu importe leurs origines ethniques ou culturelles, leur appartenance religieuse (le cas échéant), leur situation sociale, ou leurs préférences spirituelles (valeurs, sens de la vie, manière d’entrer en relation avec soi et ce qui n’est pas soi, etc.) Les institutions consacrées aux soins de santé partagent cette mission de service sans discrimination. Les professionnels de la santé interviennent donc dans des situations médicales vécues et envisagées par les personnes qu’ils soignent selon des perspectives, des compréhensions de soi et du monde, des expériences, voire des croyances, radicalement diversifiées. Nous n’expérimentons pas les situations de la même manière parce que le corps réagit différemment, d’un individu à l’autre, mais aussi, car le sens et la valeur que nous pouvons accorder au vécu diffèrent profondément d’une personne à l’autre.
Au cours des dernières décennies, les réalisations de la science et spécialement de la médecine se sont décuplées et technologisées. En même temps que cette évolution fulgurante, des secteurs de soins, en particulier les soins palliatifs et les unités de soins critiques, prennent conscience de façon cruciale de l’importance de l’humanisation des soins, et de la nécessité d’une approche holistique des personnes soignées. Les professionnels ne peuvent se limiter à des « corps à soigner ». L’anthropologie proposée il y a déjà plusieurs décennies par le modèle biopsychosocial1 contribue aujourd’hui à la transformation d’approches et de pratiques dans une perspective plus holistique. Plus récemment, la dimension spirituelle est apparue dans les soins comme une dimension complémentaire incontournable au modèle d’Engel. De nombreux professionnels de la santé, en médecine, en sciences infirmières ou en travail social (pour ne nommer que ceux-là) œuvrent aujourd’hui pour introduire aussi la dimension spirituelle aux soins holistiques selon une perspective biopsychosociale et spirituelle. Un nombre croissant de publications qui intègrent des enjeux de spiritualité dans les différentes pratiques professionnelles en santé en témoignent2.
Il est en effet de plus en plus reconnu que la spiritualité influence le processus de rétablissement ou l’impact des traitements reçus par une personne malade. Les soins spirituels peuvent soutenir le processus de guérison, faciliter un processus de deuil, contribuer à l’adaptation face à un changement dans l’état de santé, ou face au vieillissement par exemple3. En sens contraire, une souffrance spirituelle peut parfois entraver un processus de guérison, ou précipiter l’aggravation d’une situation. C’est pourquoi il est essentiel pour les professionnels de la santé de prendre en considération — d’entendre — cette dimension inaliénable des personnes qu’ils soignent.
Les résultats qu’il est possible d’espérer en tenant davantage compte de l’expérience spirituelle des personnes malades dans la pratique de soins, encouragent à ajuster certaines pratiques professionnelles dans les disciplines de la santé. En effet, il n’est pas requis d’être spécialiste du spirituel pour écouter et prendre en considération cette dimension dans les pratiques de soins. Une meilleure reconnaissance de l’expérience spirituelle d’un individu en contexte de maladie peut aider à repérer des situations où la présence d’intervenants en soins spirituels (ISS) serait recommandée ou nécessaire.
La présence des ISS est particulièrement significative dans deux grands types de situations. En effet, les ISS sont spécialistes de l’accompagnement de situation de crise, bien que tous les milieux ne les sollicitent pas pour cela. Lorsqu’une expérience de vie bouleverse le cours du quotidien, les repères et le fonctionnement habituel d’un individu, toutes les ressources (en particulier les ressources spirituelles) sont sollicitées pour comprendre ce qui se passe. Ce peut être une mauvaise nouvelle ou une très grande joie, un accident ou encore un diagnostic grave. Les ressources spirituelles aident la personne à se situer en relation avec ce qui lui arrive et à « traverser » les événements. Elles l’aident à trouver sa manière de faire sens et d’entrer en relation avec soi et les autres. Lorsque les ressources spirituelles disponibles aident une personne à reprendre pied ou à trouver ce qu’il faut pour « cheminer » selon ses désirs, le travail de l’ISS consiste surtout à favoriser l’émergence de ces ressources, de sorte que la personne accompagnée puisse y accéder et en tirer profit. Il s’agit du premier type d’accompagnement.
Mais il arrive aussi qu’une personne expérimente que les ressources spirituelles habituellement disponibles pour répondre aux défis de la vie ne lui semblent plus adaptées pour faire face à la situation vécue au présent. Cette personne se perçoit alors sans ressource. Dans ce cas, il est souvent question de détresse spirituelle. Dans ce contexte particulièrement sensible, l’ISS est formé pour faciliter, par sa qualité de présence et d’écoute, l’expression par la personne accompagnée de ce qui peut l’aider à reconfigurer du sens, de manière nouvelle. Ce serait un deuxième type d’accompagnement réalisé par les ISS. Il diffère du premier un peu comme les soins intensifs diffèrent des soins généraux, mais à la différence que plus la situation est critique, plus « l’intervention » se fait écoute profonde et disponibilité plutôt qu’action posée « sur » l’autre. Dans les soins médicaux intensifs, les ressources extérieures pour aider le corps physique à traverser l’épisode de crise s’accentuent. La place du « sujet » s’estompe face à l’intensité des soins. Lorsqu’il y a détresse spirituelle, la qualité de présence et le travail d’accompagnement visent au contraire à soutenir cette part du sujet, même profondément vulnérable.
Les soins spirituels demandent des compétences spécifiques qui répondent à des langages et des modes de connaissance (une épistémologie) différents de ceux habituellement en œuvre dans le monde médical, en particulier le langage narratif. Le domaine du spirituel demande ainsi de savoir entrer et naviguer dans des paradoxes : la « chose » du spirituel, son objet propre, est difficilement saisissable, en somme indéfinissable. Le « cerner », ce serait le faire disparaître. Mais il est néanmoins crucial de pouvoir en parler, et d’être en mesure de clarifier ce dont il est question. Par exemple, on ne peut « saisir » la vie ni la toucher : elle nous échappe, bien que nous puissions en reconnaître les signes. Il arrive même que nous ayons l’impression de « toucher la vie ». Cette métaphore exprime une expérience bien réelle, qui n’a pourtant rien de mesurable d’un point de vue de la neurophysiologie du toucher. C’est pourquoi les spécialistes de l’accompagnement spirituel parlent souvent « un autre langage » que celui utilisé couramment pour mesurer, évaluer ou traiter des dérèglements physiologiques ou psychologiques (par exemple). Le langage narratif tisse des liens, explore et fait sens, tout en laissant l’espace disponible pour des questionnements, des paradoxes et des émotions qui ne trouvent peut-être pas leur place dans un raisonnement logique, mais qui font sens pour l’individu concerné. Il est possible de reconnaître des signes des expériences et dynamismes spirituels d’une personne4. Ce langage est complémentaire et indispensable au travail de soutien de la personne malade dans son processus de guérison ou de mieux-être. Il peut être verbal ou non verbal, mais il est essentiel à l’expérience d’être en relation.
Les enjeux de langage peuvent aussi se remarquer lorsqu’il est question de dire ce qui est visé par les soins de santé — soins médicaux, infirmiers, ou spirituels par exemple. Prendre soin peut se comprendre tant du point de vue corporel que spirituel. Les soins médicaux prodigués par un médecin ou une infirmière visent habituellement à soutenir un processus de guérison de la personne malade, afin d’atteindre un nouvel équilibre des fonctions biologiques et psychologiques. La santé globale — comprise comme équilibre — va plus loin en incluant les dimensions sociale (relationnelle) et spirituelle.
Les spécialistes de l’accompagnement spirituel ont reçu une formation universitaire qui les habilitent à un travail professionnel d’accompagnement en contextes de soins de santé. Un baccalauréat est un minimum exigé par le ministère de la Santé et des Services sociaux, mais les formations universitaires spécialisées dans ce domaine sont offertes au 2e cycle. Dans le cadre de cette formation, l’acquisition de compétences en accompagnement passe autant par le travail sur soi que par l’appropriation de connaissances — modèles ou théories dans les domaines du spirituel et du religieux — puisque la spiritualité, bien qu’elle se distingue du religieux, lui est souvent associée. En effet, les langages et les pratiques religieuses peuvent spécialement participer aux quêtes, à l’expression et aux développements de la vie spirituelle. Ainsi, les intervenants en soins spirituels ont fait (et poursuivent) un travail sérieux sur eux-mêmes pour arriver à reconnaître leur propre vie spirituelle, en déceler les caractéristiques, pour se situer eux-mêmes dans le vaste paysage des expériences et des parcours spirituels qu’ils sont susceptibles de rencontrer. Grâce à l’acquisition d’une compréhension critique (à la fois distanciée et compatissante) des enjeux et des dynamismes de la vie spirituelle à partir de modèles existants et des recherches actuelles, les ISS s’habilitent à entendre les personnes accompagnées dans leur spécificité, leur quête, leur détresse et leur espérance, de manière à contribuer, dans une écoute dialogale respectueuse du « paysage spirituel de l’autre », à faciliter l’expression de son expérience et du récit qui en émerge, dans sa simplicité ou sa complexité, dans sa profondeur et sa vérité.
Les ISS peuvent contribuer de façon unique à l’équipe de soins, comme spécialistes des soins spirituels. Par leur approche complémentaire à la médecine, mais aussi par leurs compétences spécifiques pour adopter des postures d’accompagnement qui permettent aux personnes rencontrées « d’expérimenter, d’exprimer et/ou de chercher sens, but et transcendance5 ». Les ISS sont également attentifs « à la manière dont ces personnes sont en relation au présent, à soi, aux autres, à la nature, à ce qui est important et/ou au sacré6 », en sorte de favoriser ces relations.
Parmi les outils dont ils disposent, les ISS sont également formés pour réaliser des rituels, qu’ils soient religieux ou non. Dans ce domaine, des règles s’appliquent qu’il importe de respecter, non seulement dans l’ordre des croyances, mais aussi (peut-être surtout) dans l’ordre des dynamiques du langage — on parle ici d’ordre performatif. En effet, si certains rituels « fonctionnent », cela ne dépend pas uniquement du choix de gestes ou de symboles, mais surtout d’une « grammaire » du langage symbolique qu’il est essentiel de mettre en œuvre. Et bien sûr, les ISS demeurent des intervenants clés pour s’assurer, lorsque cela est souhaité et possible, qu’une personne qui le demande puisse recevoir un accompagnement religieux.
Comme tous les professionnels de la santé, les ISS ne peuvent travailler en silo. S’ils se voient obligés de le faire, il y a fort à parier que les équipes interdisciplinaires perdent des ressources complémentaires qui leur seraient précieuses pour un soin optimal des personnes malades. Tous les professionnels peuvent tenir compte du spirituel dans leur pratique dans une perspective d’humanisation des soins. Tous peuvent aussi se rendre attentifs à l’expression des valeurs, d’une quête intérieure, ou de manières d’être en relation des personnes malades qu’ils soignent. Il est également important que les professionnels de la santé n’hésitent pas à solliciter un intervenant en soins spirituels pour les situations où un soutien spirituel pourrait grandement contribuer aux soins de la personne malade, et particulièrement lors de situation charnière ou critique, de même que lorsqu’une personne perçoit que ses ressources spirituelles ne semblent plus correspondre à son expérience de vie.
Toujours, il est essentiel de ne pas imposer ou projeter ses propres croyances ou questionnements sur les individus que nous soignons. L’écoute active et compatissante demeure l’option de choix pour une pratique professionnelle qui intègre la dimension spirituelle. La collaboration avec les professionnels des soins spirituels vient compléter cette pratique de manière compétente afin d’optimiser les soins, pour le mieux-être des personnes malades.
Notes
1 G. Engel (1977): “The need for a new medical model: a challenge for biomedicine”, Science, 196(4286): 129-136. doi: 10.1126/science.847460
2 Quelques références peuvent servir d’exemples. Badanta et al. (2022) : “The influence of spirituality and religion on critical care nursing: An integrative review”, Nursing critical care, 27/3, 348-366, doi: 10.1111/nicc.12645; McDarby et al. (2024): Multidisciplinary oncology clinicians’ experiences delivering spiritual care to patients with cancer and their care partners”, Supportive Care in Cancer; Heidelberg, 32/9, 586, DOI:10.1007/s00520-024-08773-z; McMenemy (2024): “Writing it in: the role of social workers in responding to unmet spiritual needs in hospital settings”, Journal of Religion and Spirituality in Social Work, Abingdon, 43/1, 91-109, DOI:10.1080/15426432.2023.2279548.
3 PubMed donne par exemple plus de 2800 résultats à la requête : (spiritual impact) AND (health). Les résultats des recherchent sont en nombres croissants et abordent des situations diversifiées : santé mentale, Covid-19, grossesse, maladies coronariennes, etc. Les recherches traitent aussi de l’impact positif de la spiritualité sur le personnel soignant. Voir par exemple : Noël Simard (2006) : « Spiritualité et santé », Reflets, 12/1, 107-126. https://doi.org/10.7202/013440ar
4 C’est bien ce que propose la « définition » courante adoptée par un consensus international développé dans le cadre des travaux de Puchalski. Cf. Christina Puchalski et al. (2014): « Improving the Spiritual Dimension of Whole Person Care: Reaching National and International Consensus », Journal of Palliative Medicine, 17/6, 642-656. DOI: 10.1089/jpm.2014.9427 Or cette définition ne parle pas tant de ce « qu’est » la spiritualité d’un point de vue ontologique, mais de la manière dont il est possible de la reconnaître, lorsque nous « rencontrons » la personne confiée à nos soins.
5 European Association of Palliative Care, “Spiritual Care”. Repéré à https://eapcnet.eu/eapc-groups/reference/spiritual-care/ (page consultée le 16 septembre 2024).
6 Id.
Elaine Champagne est professeure titulaire en spiritualités et théologie spirituelle à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, et titulaire de la Chaire Religion, spiritualité et santé. Ses recherches récentes portent sur l’accompagnement spirituel en milieux de santé, particulièrement en soins palliatifs et de fin de vie, et sur l’accompagnement spirituel en pédiatrie. Elle s’intéresse entre autres aux dynamiques relationnelles liées au pouvoir, à la vulnérabilité et à l’espérance en contexte de maladie grave. Elle est membre du Réseau québécois de recherche en soins palliatifs (RQSPAL) et du Consortium interdisciplinaire de recherche sur l’AMM (CIRAMM).